Avec Encre rose, assiste-t-on au retour de Corneille ? La vérité, c’est qu’il ne nous a jamais quittés depuis la sortie de son premier album, Parce qu’on vient de loin, paru à l’automne 2002. Neuvième album en carrière, ce dernier est paru le 25 mars, le lendemain de son 45e anniversaire de naissance. Encre rose tombe cependant au moment où l’artiste est reconnu comme le vétéran d’un genre musical, le R&B, traditionnellement boudé au Québec, mais embrassé aujourd’hui par une nouvelle génération d’auteurs-compositeurs-interprètes, tels que Les Louanges. Lors d’un long entretien accordé au Devoir, le musicien revient sur vingt ans de carrière et sur les fruits mûrs de celle-ci.
Vingt ans depuis la sortie du marquant Parce qu’on vient de loin — déjà ! —, est-ce l’occasion d’un bilan ? « Pas le choix, tout le monde me le rappelle que ça fait vingt ans qu’il est sorti, ce disque », rétorque Corneille, sapé comme lors d’un soir de gala pour une conversation de mardi après-midi.
« Quand j’ai commencé, mes idoles avaient toutes quinze, vingt, vingt-cinq ans de carrière. Je me demandais comment on y parvient, comment on arrive à faire la même chose pendant vingt ans. En même temps, je n’ai pas l’impression d’avoir déjà vingt ans de carrière, car je crois être jeune encore dans mon approche de la musique et parce que le zeitgeist culturel a changé depuis. Il me rejoint mieux aujourd’hui, ça me donne raison. Les musiques pop d’Afrique n’ont jamais été aussi tendance, le R&B connaît un regain, surtout du côté des femmes, comme SZA ou Jazmine Sullivan. Les femmes sont fortes aujourd’hui et ça m’inspire. »
Depuis le succès populaire de Parce qu’on vient de loin, en France d’abord avant d’être véritablement reconnu ici, le chemin de Corneille a connu ses hauts et ses bas, reconnaît-il. « Mon plus important creux créatif, et en même temps de présence publique, a coïncidé avec le déclin du R&B américain, estime-t-il. Ce moment où même Usher s’est mis à faire de la dance. Je me demandais : c’est ça qu’il faut faire maintenant pour être reconnu dans mon style de musique ? Drake à lui tout seul a tué le R&B. Il a dit : pas besoin de savoir chanter pour en faire. Nous, les rappeurs, on récupère tous vos codes, on chante aussi l’amour… Avec du recul, ça explique mon manque d’inspiration : mes collègues aux États-Unis étaient en train de faire complètement autre chose. »
Curieusement, Encre rose évite précisément d’avoir l’air tendance. Corneille aurait pu revendiquer à son tour la tendance néo-R&B, il aurait pu faire comme la pop de l’heure et aspirer dans son orbite le rap, il aurait pu faire tout un album à l’image de la chanson Des étoiles, parue en janvier dernier, formidable duo qu’il a enregistré avec le rappeur LOST (du collectif 5Sang14) pour la compilation Royautés. « C’est ma bataille à chaque album : je résiste à aller où tous les autres vont », tranche Corneille.
L’artiste a enregistré avec ses collaborateurs de longue date, Marco Volcy, Daniel Cinelli et, à l’écriture des textes, sa conjointe Sofia de Medeiros. Que sait-elle dire de Corneille que Corneille ne sait pas mieux dire lui-même ? « Déjà, elle sait me sortir de moi-même. C’est mon neuvième album, j’en sors tous les deux ans, la tentation de rester dans le confort, de répéter ce qui a déjà marché, est très grande. Sofia sait mieux comment m’amener ailleurs, tout en me rassurant. Et puis, mon dada dans la vie, c’est la musique, pas tant les textes », ajoute Corneille, qui réalise cet album sur lequel il actualise et moule à sa voix ambrée les sonorités funk, soul et house synthétiques des années 1980.
Il souligne alors s’être senti « piégé » par les textes de son premier album : « Je faisais des chansons néo-soul/R&B, mais je ne chantais pas des chansons d’amour — mes références étaient Luther Vandross, Al Green, Marvin Gaye. Je n’avais pas de référence en lien avec ce que j’avais besoin de dire. » On se souvient de ses chansons qui racontent d’où il vient : né en Allemagne alors que ses parents terminaient leurs études, il a grandi à Kigali, au Rwanda, ville qu’il a dû fuir en 1994 au moment du génocide des Tutsi.
Le royaume le plus petitdu monde !
Les images provenant d’Ukraine le touchent tout particulièrement, d’abord en raison du traitement médiatique de ce conflit, « les choix éditoriaux, tout ça n’est qu’intérêt économique, financer, politique. Il n’y a rien dans le traitement de cette guerre qui trouve sa raison d’être simplement dans la compassion envers son prochain », déplorant du même souffle que le continent sur lequel il a grandi « n’a jamais cessé de connaître la guerre, aujourd’hui encore, mais aucun pays africain n’a connu le déploiement médiatique que la situation en Ukraine connaît, cela dit avec toute ma compassion pour le peuple ukrainien. Le seul souci que ces gens ont dans la vie, c’est d’avoir la paix. Et la paix doit passer par la diplomatie ».
Faisant irruption dans le foyer en pleine nuit, des soldats ont tué sa famille, forçant Corneille à prendre une route qui le mènera au Zaïre, en Allemagne, puis au Québec, où il intègre la communauté artistique. « Je suis arrivé au Québec en 1997, en plein âge d’or du hip-hop, avec Sans Pression, Muzion, Rainmen, Dubmatique. Il se passait des choses — ces artistes ne jouaient pas plus à la radio qu’aujourd’hui, mais on sentait un élan, de la nouveauté, et une expression musicale ancrée dans quelque chose de bien québécois, avec son identité propre. »
Le premier âge d’or du rap québécois a été suivi par une disette, non pas créative, mais médiatique. Le rap prend aujourd’hui sa revanche, « mais c’est encore dur, commente Corneille. J’ai l’impression qu’il y a comme deux mondes qui avancent en parallèle dans la musique québécoise. Il y a la jeune génération, celle de mon fils de douze ans, qui vit au Québec et dans le monde en même temps, des amateurs de culture qui connaissent tout du rap français, de l’afrobeat et du R&B américain. Ils vont écouter Daniel Caesar, Burna Boy, et PNL, et Ninho, SCH, tout ça, la nouvelle pop. Après, t’as l’industrie musicale québécoise ».
« À l’époque, on me présentait comme le roi du soul et du R&B au Québec, mais c’était le royaume le plus petit au monde ! rigole-t-il. Là, je constate que ça pousse. » Ce vent de changement, générationnel, musical, Corneille le sent au point de prédire que la prochaine grande star de la francophonie à émerger du Québec sera une voix R&B — un genre que le musicien dit promouvoir auprès de l’ADISQ pour qu’elle crée une nouvelle catégorie soul/R&B.
« Ce sera peut-être un hybride, une sorte de Zach Zoya chantant et rappant en français. J’insiste : en français, parce que c’est important pour moi. Cette prochaine star viendra d’ici parce que nous avons un avantage. Moi, mon premier album, il avait la facture qu’il avait parce que je l’ai créé ici, parce que je l’ai créé à une heure d’avion de New York, parce que j’habitais à Longueuil et que je me tenais avec des Haïtiens qui tripaient sur Wyclef [Jean] et son album The Carnival [1997]. Ils m’ont permis de me reconnecter avec mes racines musicales. Mon album trouvait son identité dans le fait que je vis dans une francophonie nord-américaine, et c’est unique. »