Extrait de l’autobiographie de Corneille

Après cinq ans de transcription, Corneille a enfin fini l’écriture de son autobiographie, « Là où le soleil disparaît ».

Le livre sera disponible le 6 octobre en Europe et le 20 du même mois au Québec. En attendant, Team Corneille vous propose en exclusivité un extrait avec les premières pages de « Là où le soleil disparaît ».

N’oubliez pas de nous laisser vos commentaires en bas de cet article.

Bonne lecture !



Extrait :

Dédicace

Ce livre est dédié à ma petite planète : mon épouse Sofia, nos enfants Merik et Mila, ainsi qu'à ma famille au cieux : ma maman Pascasie, mon papa Émile, ma sœur Delphine et mes frères Christian et Florian.

« Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »

ÉDOUARD GLISSANT

« Un jour nous nous embarquerons Sur l’étang de nos souvenirs Et referons pour le plaisir Le voyage doux de la vie. »

LÉO FERRÉ

Mille fois on m’a proposé de raconter mon histoire. Autrement qu’en chansons. Autrement qu’en reprenant Seul au monde et Parce qu’on vient de loin… Et mille fois j’ai dit non. Non pour me protéger. Non pour tenir mes démons à distance. Jusqu’à ce jour, en 2010, où j’ai reçu un texto de Stéphane Bourdoiseau, le patron de ma maison de disques, m’annonçant qu’un éditeur, Bernard Fixot, souhaitait me rencontrer. Ils s’étaient croisés par hasard, lors d’un dîner en Bretagne. Bernard Fixot avait parlé de moi, disant qu’il aimerait faire ma connaissance. Il ne savait pas que le responsable de mon label était en face de lui…

Je venais alors de sortir un album intitulé Sans titre, qui ne marchait pas. Devant cet échec, j’étais un peu perdu. En plein questionnement. J’ai vu dans cette rencontre inattendue quelque chose de providentiel. J’ai toujours été comme ça : j’ai une confiance presque aveugle dans les improbabilités de la vie. Dès que j’en débusque une, j’en fais une boussole !

Cette fois, j’ai dit oui. Je me suis mis à écrire. Avec la liberté inouïe de ne plus faire de rimes ! Avec l’envie, surtout, de me regarder et de me montrer sans faux-semblants. Dans ce récit, j’ai supprimé beaucoup de passages que je trouvais trop dénudants avant de les réécrire avec plus d’abandon encore. Je savais que les pages du génocide et du massacre de ma famille au Rwanda, en 1994, m’attendaient. Je savais qu’écrire cette douleur passée, c’était mettre des petites cuillerées de pili-pili sur la chair encore fraîche d’une plaie que je voulais à tout prix croire fermée. Et, sur le chemin de la rétrospective, j’ai trouvé d’autres plaies, et d’autres encore. Vives. Brûlantes. Ce livre, il m’aura fallu presque cinq ans pour le finir.

Dans ma vie, par une nuit d’avril, j’ai déjà tout perdu. Absolument tout. Pour tout retrouver, en mieux encore, des années plus tard. Si j’avais soustrait de ma ligne de vie ces horreurs passées, j’aurais forcément effacé mon bonheur présent, ma femme, Sofia, notre fils, Merik, notre fille, Mila. Tout mon bonheur.

L’écriture de mon histoire m’a mené à conclure que je devais le meilleur de ma vie au pire de mon existence.

Ce livre, je l’ai aussi écrit pour partager ce curieux espoir.

PROLOGUE

Ça fait tellement longtemps que je suis sans père que j’ai oublié ce que c’est que d’en avoir un. Alors, pour ne pas l’oublier, je lui parle.

— Papa, je viens d’avoir une fille. Je suis plus fébrile qu’à la naissance de ton petit-fils, qui a presque six ans maintenant…

— Fils, je sais l’âge de Merik…

— Excuse-moi, papa, mais je n’ai pas trop eu de tes nouvelles depuis ta mort, alors… Je ne sais plus ce que tu sais et ce que tu ne sais pas de ma nouvelle vie.

— OK, OK… J’ai compris… Tu disais quoi, avant que ta colère ne t’interrompe ?…

— Je suis plus fébrile à l’idée d’élever une fille qu’à celle d’élever un garçon… C’est normal ?

— Passy ! crie-t-il à maman.

Quand papa, qui est aux cieux, ne sait pas, il demande à maman, également aux cieux. Feue maman se prénomme Pascasie, mais papa l’appelle « Passy » quand il est de bonne humeur. Il doit y faire souvent bonne humeur, au paradis… Oui, j’ai décidé que mes parents étaient au paradis. Pour mieux parler aux morts, il faut se les imaginer dans un lieu où la vie est si quiète qu’ils ont beaucoup de temps pour écouter.

— Conny vient d’avoir une fille et il se demande si c’est normal qu’il se sente plus fébrile qu’à la naissance de Merik…

Enfant, au Rwanda, tout le monde m’appelait Conny. Papa continue de crier à maman, qui doit se trouver dans une autre aile de la maison. Il y a aussi des maisons au paradis. Des maisons tout en murs blancs et en verre, flottant sur des nuages opaques blancs, comme des oreillers en ouate. Des maisons Apple.

— Pas besoin de crier, Émile ! J’entends ce que tu penses. Demande-lui de quoi il a peur…

J’entends ma mère répondre, au loin, à papa. Elle ne s’adresse pas à moi. Elle sait que c’est surtout la voix de papa que j’ai besoin d’entendre. C’est son visage qui est le plus fuyant ces derniers jours.

— C’est bon, j’ai entendu, maman… J’ai peur de ne pas pouvoir la protéger.

— Passy ! Il a peur de ne pas savoir comment la protéger…

— Arrête de crier, je te dis ! La protéger de quoi, précisément ?

Maman veut savoir contre quoi j’ai peur de ne pas pouvoir protéger ma petite fille… Bah, tout ! Des hommes, des femmes, de moi, de sa mère, de l’adolescence, d’Instagram, de tout !… Pour mieux protéger, il faut comprendre ce qu’on protège, or je ne saurai jamais ce que c’est que d’être une femme, et j’ai peur de ne jamais vraiment la comprendre. Et donc de ne pas savoir la protéger.

— Passy !

Papa se prépare à hurler mes angoisses à maman lorsqu’une lumière suspend sa pensée. Il sort la tête de son journal. Il s’adresse à moi, cette fois-ci, les yeux éclatants comme un gamin qui vient de trouver la réponse à une devinette difficile.

— Je vais te rassurer, même le paradis n’a pas amélioré ma compréhension des femmes. Je ne comprends toujours pas complètement ni ta mère ni ta sœur…

Maman éclate de rire. J’avais oublié son rire. Qu’il fait bon d’entendre rire maman ! Elle ne riait plus beaucoup, pendant ses dernières années, au Rwanda.

— Maman trouve ça drôle ?

J’hésite entre le choc et le bonheur de savoir mes parents si sereins.

— C’est ça, le paradis, fils ! Je n’ai plus besoin de la comprendre, mon amour pour elle la connaît par cœur. Ça fait si longtemps que je l’aime que ce que je ne comprends pas d’elle, plutôt que de m’isoler, m’amuse. Me séduit, même. Je l’aime jusqu’à l’autre côté de ses mystères. Mais il faut à l’amour du temps pour en arriver là. Il faut aimer avec acharnement et longtemps. Les hommes et les femmes ne sont pas faits pour se comprendre. Ils sont faits pour s’aimer.

Mes échanges avec les disparus me font toujours du bien. Me rappellent que moi aussi, je viens de quelque part.

Papa continue :

— Tu aimes ta fille. D’un amour qui n’a pas de nom. Je le sais. Alors ne t’inquiète pas, fiston ! Aime-la. C’est toute la protection qu’une fille demande à son père. Aime-la, et elle s’aimera à son tour. Rien n’est plus fort qu’une femme qui s’aime. Tu as toujours peur de ne pas pouvoir la protéger ?

— Pas mal, papa… C’est maman qui te l’a soufflé ?

— Non, fils, ça, ça vient de ta petite sœur !

Ma petite sœur. Delphine. Je n’ai pas su la protéger, cette nuit-là. Cette maudite nuit-là. La mort me l’a arrachée à coups de plomb et je n’ai rien pu y faire. Elle n’avait que trois ans quand le génocide m’a dévalisé.

Nuit du 15 avril 1994. Ma mère est venue me réveiller. Panne d’électricité. Lueur timide d’une bougie. Un soldat. Tout le monde est assis dans le salon. Coup de fusil. J’entends mon père pousser un cri qui résonnera en moi pour toutes les vies qui me restent. Nooon !!! Le cri d’un homme à la porte de sa fin. Et ça tire… et ça tire… et ça dure une éternité. J’ai besoin de penser au visage de mon fils pour écrire ceci. Je dois m’accrocher aux vivants pour parler des morts. Sinon, j’ai l’impression de sauter dans un vide infini.

Me sentant chavirer, Delphine me rattrape.

— Je sais que tu t’en veux de ne pas avoir pu me sauver. On ne peut sauver personne de son sort. Le sort a le dernier mot sur tous. Je sais que tu t’en veux. Mais sache que tu n’y es pour rien, grand frère. Tu n’y es pour rien…

J’ai toujours peur de ne pas pouvoir protéger ma fille. Je ferai de mon mieux. Mais j’ai peur. On n’est jamais préparé quand l’humanité décide de quitter les hommes. L’histoire peut se répéter.

MADE IN DEUTSCHLAND

Je suis né de parents rwandais. Ma mère était hutue. Mon père était tutsi. Seulement voilà… Dans les années 1970, au Rwanda, il valait mieux se réclamer hutu si l’on voulait se donner toutes les chances d’être quelqu’un un jour. Et mon papa avait de l’ambition. Il voulait obtenir une bourse d’études à l’étranger. Alors il troqua ses racines ethniques pour un peu d’opportunité sociale. Pour lui-même et pour sa future famille. Mon papa renonça à son ethnie d’origine et fit remplacer, dans la case « ethnie » de sa carte d’identité, tutsi par hutu.

À l’époque, la majorité des jeunes Rwandais bénéficiant de bourses d’études à l’étranger choisissaient comme destination européenne l’ancien tonton-colon, la Belgique. Quelques-uns atterrissaient en France tandis que les plus aventuriers se retrouvaient en URSS. Pas mon papa ! En 1976, Émile Nyungura et sa douce, Pascasie Mukarubuga, prirent l’avion pour l’Allemagne de l’Ouest ! Aurait-il obtenu sa bourse d’études s’il était resté fidèle à ses origines ethniques ? S’il était resté, administrativement, tutsi ? Je ne le saurai jamais.

Mon papa était un original. Dans un élan de fantaisie qui m’échappera toujours, il m’appela Cornélius. Remarquez, je ne m’en plains pas ; il aurait pu faire pire et m’appeler Wolfgang ! C’est donc ainsi que, le 24 mars 1977, je suis né Cornélius Nyungura, à Fribourg-en-Brisgau. À l’exception de mes parents, le rare souvenir que j’ai d’un Nègre en Allemagne, c’est Roberto Blanco, un Cubain, crooner du « Schlager », le cousin ringard de la variété allemande.

J’ai écrit « nègre »… Je ne suis pas à l’aise… J’en parle à papa.

— Papa… Tu es dispo ?

— Au paradis, les hommes arrivent à lire le journal et à écouter leur fils en même temps ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu penses quoi du mot nègre ?

— J’aime bien le mot nègre… Noir manque un peu de musicalité, alors que nègre se fredonne dès la première syllabe, la plus douce, et traîne juste assez pour créer un rythme. Ce qui permet au guttural de la dernière syllabe d’atterrir légèrement sur un « e » qui peut garder le silence s’il en a envie. Nègre… Un poème en deux syllabes ! Tant d’objets sont noirs, par absence de couleur. Alors que nègre, lui, déborde de couleur. En plus, je trouve que « noir » est une trop rigide opposition à « blanc »… Comme si l’humain noir était l’opposé de l’humain blanc… Noir porte en lui quelque chose de final, de fermé en plus d’être vague quand il s’agit d’informer sur le groupe ethnique que le terme désigne. Mais bon… Il fait moins de vagues que nègre, alors… Tu te souviens de tes cours de latin ?

— Non… Pourquoi ?

— Parce que nègre vient du latin niger, qui veut dire noir, mais ce fut surtout, jadis, le terme utilisé pour parler des Noirs d’Afrique subsaharienne. Bien avant l’esclavage, l’homme noir d’Afrique avait été dit nègre. Doit-on laisser les injures portées à notre personne nous piller ?… Au point de changer les mots qui racontent nos origines ? La revanche ultime sur l’histoire, n’est-ce pas de porter notre mal en badge d’honneur et de dire au monde que nous restons obstinément qui nous sommes, la somme de notre « je » et de notre histoire entière, et que, malgré cela, nous sommes vivants et que, nous aussi, nous MÉRITONS. (Papa a dit le mot en majuscules grasses, intenses, comme revenu chez les vivants un bref instant, tant le verbe « méritait » une passion plus terrestre.) Alors pourquoi priver ce joli mot qu’est « nègre » de sa revanche sur l’histoire ? Je suis noir si tu veux. Mais je suis nègre si je veux.

— C’est le genre de suffisance philosophique qui marche chez ceux qui ne craignent plus la mort, peut-être, mais ici… Je ne sais pas… J’ai envie de faire comme le correcteur d’orthographe de mon ordinateur… De ne pas m’en mêler. (Essayez d’écrire nègre dans les notes de votre iPhone et vous verrez que le clavier intelligent fait le sourd.)

— Césaire et Senghor ont écrit nègre… Pourquoi pas toi ?

— Parce que je ne suis ni Césaire ni Senghor. Parce que je ne suis pas un militant de la cause nègre… Et parce que je n’ai pas leur talent.

— Alors écris au moins le mot en leur hommage… Peut-être qu’à force de l’écrire tu finiras par le prononcer sans chaînes.

— C’est peut-être un mot qui s’écrit plus qu’il ne se dit… OK… Je l’écris. Mais si ça se retourne contre moi, je t’en tiens pour responsable ! Tu m’as déjà piqué mon père, si de surcroît tu t’empares de ma carrière, même le paradis ne pourra te protéger de l’opprobre.

— Arrête de parler, fils ! Écris.

On ne peut donc pas dire que l’Allemagne de mon enfance fut un exemple du multiculturalisme, mais, étrangement, je ne porte aucun souvenir douloureux de cette époque. Dès ma naissance, j’ai détonné sans m’en rendre compte, un petit Rwandais au pied des Alpes, trente-deux ans avant le discours du premier président américain black à Berlin. Parmi mes premières phrases, il y aura : « Mama, Ich habe Hunger ! », « Maman, j’ai faim ! ».

Mon père était un original et mon histoire a suivi ses traces. Il était sans doute derrière cette idée d’aller en Allemagne, ayant une admiration profonde pour ce pays. Je le soupçonne d’ailleurs d’avoir eu comme souhait secret que ç’ait été son pays. Je ne saurai jamais ce qu’il avait vécu dans son Rwanda natal pour être aussi volontairement déraciné, ni comment l’Allemagne l’a séduit. C’était le pays de Schiller, Goethe, Beethoven, Bach, Mercedes, Beckenbauer, le meilleur de l’électroménager, etc. Pour mon père, si c’était made in Deutschland, c’était bien. Sans ce con d’Hitler, qui soit dit en passant était autrichien, l’Allemagne aurait été un pays presque parfait. Il haïssait cet homme pour les mêmes raisons que tout le monde, mais aussi pour avoir légué à l’histoire de ce pays une tache indélébile. Comme tout patriote, il était déchiré entre sa conscience et la loyauté pour sa patrie – sauf que, à en croire son passeport, mon père était un imposteur : il était rwandais, pas allemand.

Je crois que c’était l’originalité de mon père qui rendait ma mère folle de lui. Il charmait. Certainement par besoin viscéral de séduire, avec un fort espoir d’être aimé, comme tous les séducteurs. Il était relativement grand pour sa génération, un mètre soixante-dix-sept environ. Sa peau était très foncée, sa carrure discrètement imposante, robuste, mais il adoptait toujours cette posture nonchalante et légère, une métaphore du gamin qu’il resta jusqu’à la fin de ses jours. Il avait un regard très vif et perçant qui, avec ses paupières bistre, lui donnait un air de King Kong. Ce regard m’a toujours fait peur et rassuré en même temps.

Ma mère, elle, était petite, mince et très claire de peau – une géante d’un mètre soixante-deux, une petite force de la nature capable d’intimider malgré sa modeste taille. Je me souviens de ses grands yeux bien espacés en forme d’amande, des veines sur ses mains fines, de sa coupe afro à la Angela Davis. Sous la garde de mes deux super-héros, rien ne pouvait m’atteindre.

Très vite après ma naissance, nous fîmes les valises pour Berlin, où mon père allait faire ses études de génie à la TU, l’Université technique.

Quand j’eus cinq ans, nous déménageâmes à Francfort et c’est là que, le 19 décembre 1981, naquit mon petit frère Christian. Malgré nos cinq ans de différence, il allait devenir mon seul vrai ami pour la prochaine décennie. J’explique ce lien exceptionnel en partie par le fait que, de tous les membres de ma fratrie, il allait être le seul à connaître les mêmes joies du déracinement que moi.

J’ai des souvenirs relativement vifs des six ans et demi passés entre Fribourg, Berlin et Francfort. Je me souviens des grandes oreilles décollées de mon ami Martin Gapita, fils d’un jeune couple rwandais ami de mes parents. Je me souviens des Noëls blancs, de la chanson Kling Glöckchen que l’on me faisait chanter durant ces temps de fêtes, de ma première bicyclette et des petites histoires que me lisaient mon père et ma mère chaque soir avant de dormir. Je me souviens de mes premières idoles. Karl-Heinz Rummenigge, l’attaquant du Bayern Munich, et John Wayne, doublé en deutsch, bien sûr. Gamin déjà, le cinéma me faisait rêver, mais j’étais d’abord fan de western et, pour moi, tous les héros de ce genre portaient le même visage, celui de John Wayne. « Quand je serai grand, je ferai cow-boy. » Une nuit, un rêve m’avait fait galoper au Far West et j’avais même dégainé un Colt 45. L’objet avait disparu à mon réveil. Je me suis remis de la désillusion et les rêves ont continué de plus belle.

Je me souviens aussi les films qui m’ont fait peur : Les Oiseaux de Hitchcock, bien sûr, mais surtout Jésus de Nazareth. L’injustice subie par cet homme ne me rendait pas triste, comme les autres mômes. Moi, le sort de Jésus me foutait la trouille. La trouille des hommes. De ce que les hommes peuvent infliger à leurs semblables. Je ne croyais pas si bien penser.

Je me souviens de moi fermant les yeux et me cachant derrière un divan à la scène de la crucifixion. Je l’ignorais encore, mais cette fois n’allait pas être la dernière où je me cacherais derrière un divan, quelque part à mi-chemin entre la peur des hommes et la foi en l’humanité.

Mais, de toutes ces bribes de mémoire, je me souviens surtout de l’amour de mes parents. Mon armure, mon gilet pare-balles. Ils ne me dirent pas souvent « Je t’aime », mais j’ai toujours senti leur amour ferme. Le corps a sa propre manière d’entendre les choses. Ils m’ont aimé à profusion, comme s’ils savaient le sort qui me guettait et le grand besoin que j’en aurais un jour.

LE COMPLEXE DU DÉRACINÉ

Je me souviens de beaucoup de choses avant notre départ pour le Rwanda, mais, étrangement, rien de ma première fois dans un avion. Après mon petit passage dans l’univers de John Ford et un étonnant désir de devenir chasseur bavarois, car je trouvais cool leur salopette en cuir vert, j’avais sérieusement envisagé une carrière de pilote d’avion, comme beaucoup de petits garçons. L’aéroport pour la première fois, plein de gros avions, de vrais avions, monter à bord d’un 747 pour un enfant de six ans et demi… J’aurais dû en garder un souvenir clairement euphorique, non ? Eh bien, rien ! Le vide total ! Vingt-cinq ans plus tard, je pense savoir pourquoi. C’est simple, je ne voulais pas partir. Malgré l’effort considérable de mon père pour me faire croire que sa patrie était la mienne, j’étais toujours le petit garçon qui ne parlait que la langue de Goethe. Six ans, c’est trop tôt pour changer de chez-soi aussi radicalement. Et ce fut radicalement brutal ! Non seulement le Rwanda n’était en rien comme mon Allemagne natale, à tous points de vue, mais en plus le premier contact avec un membre de ma famille rwandaise fut tout aussi déstabilisant que le choc culturel.

Mes parents n’ayant pas fini de s’installer dans notre maison de la capitale, Kigali, nous avons dû squatter la maison familiale de mon père, à Nyanza, dans la région de Butare, dans le sud du pays. C’est alors que j’ai rencontré ma grand-mère paternelle pour la première fois. Et là, le pire m’attendait. Ma grand-mère était moche ! Il devait lui manquer plus de dents qu’il ne lui en restait, mais, surtout, il y avait cet œil crevé, mort, difforme et grisâtre qui lui donnait des airs de sorcière. Pardon, papa… mais c’est vrai. À sa vue, je me suis figé, avec l’espoir que l’immobilité rétablisse ma perspective et m’éclaire sur l’injustice. La mère de mon père, mon héros, était moche… Elle était à mon papa ce que maman était à moi ! Si proche, et pourtant si moche, comment était-ce possible ? Elle ne devait pas le savoir car elle m’a crié ces mots, encore un épouvantail dans ma mémoire :

— Viens donc m’embrasser, mon mari !

Je me souviens d’avoir voulu mourir. Je me vois encore me débattre de son étreinte et courir, avec une odeur de vieux tabac à mes trousses, pour trouver refuge dans les bras rassurants de ma maman.

Mon cauchemar se poursuivit. Contrairement à la majorité des pays africains, au Rwanda on ne parle pas plusieurs langues ou dialectes. À l’exception d’une infime minorité lettrée francophone, on y parlait une seule langue, le kinyarwanda. Je suis parvenu à apprendre les mots, mais je n’ai jamais vraiment appris la langue. Il existe trois degrés dans la parole d’un Rwandais. Il y a d’abord ce qui se dit et qu’on entend, ensuite sa négation, qu’on pense et qui reste dans l’ombre, et enfin l’« entre-deux », ambigu, insaisissable, sans jugement ni prise de position claire. Cette zone grise du dialogue rwandais permet à chacun de mettre le doigt sur ses complexes.

Moi, j’avais le complexe du déraciné. J’étais étranger chez moi et je voulais, plus que tout et malgré moi, être comme les autres dans le pays de mes parents. Les gens du village m’appelaient « umudage », « l’Allemand », ou tout simplement « umuzungu », « le Blanc ». Être blanc dans le langage rwandais était un compliment. Quand un ami te recommandait un partenaire en affaires et qu’il disait « c’est un Blanc », il voulait dire que tu pouvais lui faire confiance, qu’il était compétent, droit, ponctuel… Petit legs du colonialisme qui, malgré le temps, semblait encore présent dans le Rwanda de mon enfance. C’était un compliment qui s’adaptait cependant aux circonstances. Dans les sourires et les mots des villageois, j’entendais « propre », « sophistiqué », « beau gosse ». Mais le deuxième degré disait « prétentieux ! », « enfant gâté ! », « tu te crois supérieur, c’est ça ? ». L’« entre-deux » me rendait fou de confusion et me pointait toujours vers l’exclusion. Ils ne m’ont pas accepté. Je ne suis jamais parvenu à me convaincre que les Rwandais n’avaient que des sentiments louables pour l’étranger, et donc mon bobo fut clairement l’identité.

Il fut aussi un dépaysement d’ordre plus pratique. Il n’y avait pas d’électricité au village. Pas de télé, pas de John Wayne, pas de Rummennige, pas de cuisinière Bosch : c’était le purgatoire pour le petit garçon nègre déraciné de ses attaches européennes. Pour avoir de l’eau potable, il fallait descendre la côte jusqu’à la petite vallée et remplir des bidons jaunes, qu’on appelle en kinyarwanda « ijerikani », du mot jerrican. L’histoire du mot me fait sourire. Étymologiquement, « jerrican » vient de l’anglais Jerry’s can – le bidon de Jerry, rien à voir avec la souris américaine, Jerry. Gerry était simplement un surnom donné aux Allemands par les soldats américains et anglais pendant la Seconde Guerre mondiale, et ce bidon était une technologie allemande dont les ingénieurs américains avaient piqué la recette. Donc, le rare, sinon le seul héritage de l’époque où le Rwanda était sous tutelle allemande, avant que le traité de Versailles ne nous transfère aux Belges, était une technologie qui portait dans son nom une parodie de l’Allemagne.

Mon jerrican était une version mini du récipient original de vingt litres. Il fallait y aller mollo avec le petit « Blanc » ! Une fois le jerrican rempli, on le bouchait avec une banane et on remontait la côte caillouteuse vers la maison. Étrangement, quand je tente de me souvenir de ce bref séjour au village de mon père, tout se passe la nuit. Il ne me reste que ce noir impénétrable, typique des nuits africaines, une lune occasionnelle et les chœurs vulgaires des crapauds de la vallée.

Ce n’est peut-être pas si étrange, quand je pense que c’est là qu’allait avoir lieu la première des deux expériences les plus douloureuses de ma vie. Un crime allait être commis dans cette maison, dans une des chambres, dans la même obscurité, la même confusion et enfin – et toujours – avec le même cri, « à l’aide », étouffé par la désorientation qui accompagne nos plus grandes tragédies.

Mon séjour dans la vie rurale serait bref et nous aurions vite fait d’aller vers la capitale. Enfin, il y aurait de l’eau et de la lumière.

DÉMOCRATIE RESPONSABLE

Notre première maison à Kigali était dans le quartier populaire de Nyamirambo. C’était le quartier « cool » des années 1980. Les jeunes gens s’y tenaient religieusement au courant des nouvelles tendances musicales et vestimentaires. On appelait ceux qui avaient la curiosité et la sophistication du dernier cru, en son et en sape, les « jeunes », « abajene ». Le plus grand exportateur culturel pour les « jeunes » était le Zaïre, ou devrais-je plutôt dire Kinshasa, sa capitale. Pour les jeunes Rwandais de Nyamirambo, Kinshasa était La Mecque du bon son, du chic et du cool. C’était Kingston, Paris et New York en un. Mes voisins étaient plus âgés et je les entendais souvent parler du mythique quartier kinois Matongé, un endroit magique à Kinshasa où les nuits n’étaient pas comme les nôtres. On les disait longues et blanches, on n’y dormait jamais et les seules occupations permises étaient de faire de la musique, d’écouter cette musique ou de danser sur cette musique, le tout bien sûr dans un respect total des codes kinois de la sape. Un des premiers noms de musiciens que j’ai entendus – prononcé avec le genre de vénération généralement réservé aux dieux – fut François Luambo Makiadi, l’homme qu’on avait une fois appelé le « James Brown africain », mais surnommé plus communément le « sorcier de la guitare ». Sa rumba, sa guitare électrique noyée dans une envoûtante « reverb » restent la bande sonore de mon enfance à Nyamirambo. Au milieu des années 1980, son groupe, TP OK Jazz, avait un tube intitulé Mario dont les radios abusaient pour le grand plaisir de tous les fans de rumba congolaise. La chanson, qui devait durer une quinzaine de minutes, parlait d’un gigolo qui vivait sur le dos de ses amantes aînées. Récemment, j’ai vu une vidéo sur YouTube de Franco expliquant que le gigolo en question n’était pas zaïrois mais portugais. Je l’ai raconté à mon épouse, Sofia, dont le père est originaire des Açores, et elle a trouvé ça hilarant. Trente ans plus tard, moi aussi, c’est une Portugaise qui me fait vivre !

Alors que j’évoque ces premiers souvenirs, une de mes craintes remonte. Sans père depuis plus de quinze ans, me suis-je fabriqué une mémoire artificiellement colorée des moments passés avec le mien ? Le lien avec son père, on le sait, est déterminant pour celui qu’on aura avec ses propres enfants. Peut-être me suis-je inventé le souvenir d’une tendre camaraderie avec Émile pour me rassurer sur mon avenir de futur père. Mais, un matin, la mémoire m’est revenue. Le corps humain a ce génie-là. Une mémoire que l’esprit ignore. L’amour de son père laisse des traces. Ou pas. Le corps se rappelle. Il suffit de lui demander. Le corps sait si papa nous a aimé ou pas et répond.

— Corps ! Mon père m’a-t-il aimé ?

— Après consultation de tous les membres du conseil, c’est un oui unanime. La douleur qui t’accable ? Malheureusement, ton père fut aussi un homme.

Fiou ! Pas de bobo majeur de ce côté-là, au pire une égratignure, me rassuré-je. J’ai été aimé par mon papa. Je ne chercherai jamais l’amour d’un père. C’est un gigantesque avantage sur les projets mesquins du sort.

Un de mes moments préférés est fait de trois choses très simples : ma Sofia, un matin et un café. Et c’est lors d’un pareil matin que de réconfortantes assurances concernant l’amour de mon géniteur me sont revenues. Ces matins, c’est notre petit rituel, lors duquel nous tentons de refaire le monde et où, à l’occasion, nos indomptables mémoires s’adoucissent. J’imagine que ces souvenirs se révèlent plus aisément quand ils reconnaissent la sécurité d’une certaine tendresse, mieux encore, de l’amour.

— Que te rappelles-tu du Rwanda au moment de ton arrivée ? me demande Sofia.

— Le foot ! lui réponds-je avec une certitude qui manque me faire sursauter de surprise.

Mon père a dû me la souffler, celle-là ! Depuis le temps que je dépoussière ! Et, avec cette réponse, ce simple mot, « foot », l’amitié avec mon père m’est revenue, tendre et définitive. Le foot ! Mais bien sûr ! Le foot avec mon père, c’était le pied ! Mon père adorait ce sport et son allégeance était pour le Mukura FC, l’équipe de sa ville natale, Butare. Nous habitions à quinze minutes de marche du plus grand stade du pays, le stade de Nyamirambo, où mon père m’emmenait les samedis ou dimanches voir les matchs les plus importants de la Première Ligue. Ces après-midi étaient des rendez-vous sacrés, des moments privilégiés qui n’appartenaient qu’à mon père et à moi. Tout de noir et de jaune vêtus, pour nous distinguer des autres couleurs du foot – ce fut ma première et dernière allégeance à un drapeau. Mon père avait réussi à me transmettre cet inoffensif fanatisme pour son équipe et je peux dire que la transition du Bayern au Mukura ne fut guère malaisée. Mon petit frère Christian était trop jeune pour nous suivre et restait à la maison avec ma mère, qui avait toujours un sourire quand elle voyait ses deux hommes sortir pour leur rencard. Noir et jaune, mon père et moi ensoleillés ! Voilà un souvenir qui se déroule en plein jour, pas comme les nuits sinistres de chez ma grand-mère !

Quinze minutes de marche vers le stade sous le soleil rwandais – toujours de bon goût, jamais plus de 28 degrés –, ma petite main dans la main de mon papa, qui me retient de dériver et d’être emporté par la foule, quinze minutes de bonheur, de sécurité, quinze minutes à n’être rien d’autre que le fils de mon père. Seize ans après sa mort, je marche toujours avec lui, il me tient toujours la main et, chaque fois que je vais dans un stade pour voir un match, il est là, vêtu de noir et de jaune. En attendant de pouvoir léguer à mon fils de semblables souvenirs, je repense à cette marche et je me laisse bercer par une symphonie de nostalgie, ou plutôt un quatuor de saudade, comme disent si bien mes beaux compatriotes portugais. En matière d’expression nostalgique des choses de la vie, aucune langue ne le fait aussi justement. Saudade est probablement un des termes les plus difficiles à traduire, c’est un mot qui ne s’explique pas, mais l’émotion, elle, est toujours limpide. Saudade, c’est la joie et la tristesse qui nous renvoient à nos proches disparus, à nos amours et lieux passés… C’est la peine de leur perte, complice avec le souvenir des rires qu’ils nous ont laissés. C’est un mot qui suggère que le deuil de ceux que nous avons aimés est fatalement amer de larmes, mais aussi, et inévitablement, doux de beaux et indélébiles souvenirs. C’est pour cela qu’il faut retrouver ces moments, ces marches avec nos défunts pères, les sourires de nos défuntes mères, sur nos terres perdues, laisser la vie nous fredonner ses airs de fado et trouver du bonheur dans ce luxe qu’est la nostalgie, preuve même que nous avons été heureux un jour.

Un jour, mes parents estimèrent que mon kinyarwanda était à point, et ce jour-là, il m’a fallu aller à l’école. Ils m’inscrivirent dans l’école primaire dotée du meilleur programme et des meilleurs enseignants du pays, selon eux.

Le matin du premier jour, ma mère me mit l’uniforme scolaire et nous montâmes dans un taxi en direction du camp militaire de Kigali. Oui, la meilleure école primaire selon mes parents était celle d’un camp militaire, avec des profs et une administration civils, mais plantée en plein centre du camp le plus important du pays. Avant de commencer ma vie académique, il fallut passer par un grand barrage où il n’y eut pas vraiment de contrôle sérieux, mais les regards des soldats et leur artillerie auraient incité n’importe qui à « tout déclarer ». Je reverrai des barrages de la sorte dix ans plus tard, alors que je marcherai sans destination, un espoir aveugle et la croix du deuil à la place de mon sac d’écolier… Sur le chemin vers ma première expérience scolaire, des chars blindés, de l’artillerie lourde, des Jeep militaires, des soldats, certains en uniforme, d’autres en petite camisole blanche et pantalon camouflé, une bouteille de Primus, la bière locale, dans la main. Ma mère m’accompagna jusqu’à la cour de l’école, me rendit mon sac et me dit au revoir d’un baiser qui encore aujourd’hui porte des échos d’abandon. Je me souviens de cette sensation d’être trahi, laissé-pour-compte par ma propre mère, alors que j’étais persuadé qu’elle allait passer la journée à mes côtés pour m’aider à l’affronter. J’appréhende déjà la première journée d’école de notre fils Merik. J’en ai parlé avec Sofia et cette simple pensée nous égratigne le cœur.

La voyant s’éloigner, je pleurai, en vain car elle ne se laissa pas piéger par mes larmes, et sa silhouette se fondait déjà dans la foule. Certain qu’elle ne reviendrait pas avant la fin de la journée, je me ressaisis et marchai la tête haute vers mon éducation. J’étais déjà comme ça, gamin : seuls mes très proches pouvaient savoir que je n’étais, en fait, encore qu’un enfant.

L’école au camp militaire de Kigali avait de petites différences avec l’école allemande. D’abord, il y avait l’uniforme : les garçons en petite chemise à manches courtes et short kaki, les filles en robe bleu azur, longue jusqu’aux mollets. Alors que je m’approchais de ma classe, un coup de sifflet provoqua un mouvement de foule chaotique, une fourmilière de couleur bleue et kaki. Ensuite, le rassemblement se fit plus ordonné et, au son du second sifflet, la foule se rangea en lignes militaires devant un drapeau du Rwanda planté en plein centre de la cour en terre rouge. Les garçons et les filles étaient sur des lignes séparées devant leurs classes respectives, les plus grands derrière et les plus petits devant, tout le monde attendant que les profs refassent le tour des rangs pour s’assurer de la géométrie des lignes. Bien sûr, en maître de l’intégration, je suivis le mouvement comme si je l’avais fait des milliers de fois. Ensuite, une fois les troupes bien rangées, plus de mille élèves et profs reprirent en chœur l’hymne national du Rwanda pendant que quelqu’un montait le drapeau. La première phrase disait : « Rwanda rwacu, Rwanda gihugu cyambyaye », « Notre Rwanda, Rwanda, pays qui m’a mis au monde ». Tous les matins de mes six prochaines années allaient commencer par ce rappel de mon imposture. « Je ne vous le dirai pas, mais c’est plutôt l’Allemagne qui m’a mis au monde, moi ! » Tous les matins sauf le dimanche, jour du Seigneur, jour de repos. Le samedi matin, le programme de l’école était particulier. Maths, géographie ou histoire étaient remplacées par des travaux pratiques. Ceux-ci consistaient essentiellement au nettoyage de nos classes, de notre cour et, occasionnellement, à l’entretien de petits jardins potagers à l’arrière des bâtiments.

Car pour rappeler aux citoyens leur responsabilité dans la construction de la patrie, le président de la République, le général major Juvénal Habyarimana, élu au suffrage universel avec 100 % des voix, avait décrété le samedi journée de travaux communautaires pour tous : l’umuganda. Tout le monde, sans exception, devait se rendre sur un lieu désigné par l’administration, retrousser ses manches et se livrer à une tâche manuelle. Les hauts cadres de la fonction publique comme les dignitaires civils, militaires et religieux n’y échappaient pas, s’exécutant avec enthousiasme, aux côtés de leurs subordonnés, pour le bien de la patrie. Le général major Habyarimana voulait que le Rwanda soit une démocratie, mais pas n’importe laquelle. Il avait trouvé une alternative au concept occidental conventionnel de démocratie. Le Rwanda était une « démocratie responsable » ! Pas bête, le Juvénal. En substance, il proclamait que la démocratie en soi, c’est sympa, mais qu’il lui faut un cadre si on veut éviter le chaos. « Le peuple, aurait-il pu ajouter, c’est comme un enfant, il faut le superviser. Démocratie, pourquoi pas, mais elle doit être responsable, et le responsable, c’est moi. Maintenant, vous êtes bien gentils, votre cause est entendue, vos gueules, et à vos pioches ! »

Parlant du président, ses enfants fréquentaient la même école que moi. Je me demande à quel point ce petit détail a été décisif dans le choix de mes parents.

— Passy ! Si cette école est assez bonne pour les enfants du président, elle est acceptable pour Conny.

— D’accord, Lemy !

Maman appelait papa ainsi. Elle parlait déjà une sorte de verlan. Et elle savait choisir ses batailles avec Émile. Pascasie faisait économie de son refus pour pouvoir le dépenser le jour où il compterait.

Les enfants du dictateur étaient si protégés que, quand je pense à eux, ils me reviennent à l’esprit aussi abstraits et flottants que des spectres. Des esprits d’une espèce si supérieure qu’on en sait l’existence sans jamais vraiment les voir. Je me souviens du convoi militaire qui les emmenait le matin et les ramenait après l’école. Ce convoi de trois ou quatre Mercedes Classe G noires, vitres blindées et teintées, était lui-même un spectacle que les autres enfants regardaient avec émerveillement, mais avec, déjà à cet âge, un certain sens de la retenue. Le réflexe d’un enfant rwandais au passage d’un véhicule est généralement de courir après en se remplissant les poumons de poussière rouge. Le carrosse princier n’était pas comme les autres véhicules ; seul le regard avait le droit de le suivre, et encore, pas trop longtemps.

Revenons au rituel matinal. Une fois les troupes rangées et la patrie chantée s’ensuivait une marche militaire vers les classes où, pour la énième fois, les profs vérifiaient la symétrie des rangs et faisaient entrer les élèves. Les classes étaient surpeuplées : une quarantaine d’élèves et un seul prof. Il y avait quatre classes par année, et chaque prof était responsable du cycle complet, enseignant toutes les matières, même l’éducation physique. Nous n’avions pas le droit de parler en classe et, lorsqu’un élève poussait la délinquance jusqu’à chuchoter une plaisanterie à son camarade, c’était le fouet ! Le fouet était une branche de bambou. Sèche, de préférence. Les profs les plus sympas frappaient les fesses. Le coton de l’uniforme amortissait les coups. Les plus sévères visaient l’arrière des genoux. Le bambou directement sur la peau. Et si par un malheureux réflexe on mettait la paume de la main pour se protéger d’un coup de fouet, ce dernier ne comptait pas. 1, 2, 3… 3, 4, 5… 5, 5, 5… 6… Ce qui devait être dix coups devenait souvent vingt… Jusqu’à ce que le corps comprenne que se défendre ne fait qu’empirer son sort. Il n’y a pas de démocratie responsable sans discipline !

Je ne me rappelle pas à quel moment précis j’ai pris conscience de l’inadéquation de mon prénom, mais ça s’est passé probablement assez tôt, dès ma première année au camp Kigali. Chaque enfant avait son homonyme dans l’école, ou au moins un collègue portant un prénom qui avait l’air d’être du même siècle. Cornélius, ça ne le faisait franchement pas ! Chaque matin, le prof faisait l’appel et mon Cornélius tranchait telle une lame rouillée à travers les Jean, Thomas, Jean-Marie, Vianney, Dieudonné… Il y avait même plusieurs Jean-Damacène, mais juste un Cornélius dans toute l’école ! À sept ans, j’ai choisi mon prénom par instinct de survie ou par lâcheté, je ne sais plus, mais en tout cas j’ai décidé que j’avais moi aussi droit à un joli prénom de saint chrétien. Le stigmate du Blanc/Allemand encore frais, il fallait passer la seconde dans la course à l’intégration et moi, Cornélius Nyungura, décidai à l’âge de sept ans de me couvrir d’une seconde imposture, celle-ci délibérée et machiavéliquement calculée : j’allais me faire passer pour un catho ! Ah oui, parce qu’en plus, comme si je n’étais pas déjà assez paumé, je n’avais pas été baptisé. À sept ans !

Il a toujours été là, mon drame : j’ai toujours eu du rattrapage à faire. Quand les autres enfants se préparaient à goûter au corps du Christ, moi, j’en étais à me trouver un prénom. Corneille me sembla la traduction naturelle de Cornélius et j’avais entendu dire qu’un saint du même prénom avait déjà existé. J’ignorais tout de Corneille l’écrivain et de la cousine plus distinguée du corbeau. J’étais aussi à des années-lumière de m’imaginer qu’un jour mon Corneille apparaîtrait en premier, devant celui de l’auteur du Cid, sur le Google américain. Remarquez, si j’avais pu prédire une carrière aux États-Unis, je serais resté Cornélius, Corneille est un vrai martyr dans la bouche des Ricains. Bref, me voilà désormais Corneille et, pour une raison que j’ignore, mes parents n’y voient pas d’objection. Par culpabilité, peut-être. Le jour où je les retrouverai dans l’au-delà, ce sera le premier mystère que je leur demanderai d’éclaircir.

La blague du bon Dieu fut que les petits Rwandais éprouvaient des difficultés à prononcer mon nouveau prénom, tout frais et bien catho. Corneille, avec l’accent rwandais, ça ressemble phonétiquement à « Coroneri », « Colonel ». Je fus promu dans les rangs, à moins que ce fût le contraire, ou encore l’« entre-deux » ?

Pendant les six ans de mon éducation primaire, trois fois par an, j’ai été premier de ma classe avec une moyenne de 98 %, presque le même score que le président. Mes deux parents m’avaient expliqué qu’être premier de la classe était la moindre des choses, puisque eux-mêmes avaient réalisé le même exploit avant moi. La cérémonie de proclamation était tout aussi solennelle que le rituel matinal. Ça se passait de la même façon, devant le drapeau, et le prof de chaque classe se mettait debout devant les rangs et appelait haut et fort les noms du top 10 de sa classe, en commençant par le premier. Les trois premiers s’avançaient alors et montaient sur un podium, comme pour les Jeux olympiques. J’ai eu l’or à chaque coup. Mon prénom toujours impossible à prononcer pour les Rwandais soulignait mon statut particulier. Quand le prof disait : « Le premier de la classe, c’est bien sûr Coroneri ! », mon prénom remixé par l’accent rwandais avait des résonances majestueuses, héroïques, symbolisait mon intégration et devenait définitivement un compliment, source de jalousie, certes, mais qu’est la jalousie vue d’en haut, si ce n’est une petite couleuvre inoffensive et d’un intérêt limité ? Cela dit, j’étais content de ne jamais me retrouver dans la même classe que Ses Altesses. La jalousie des enfants d’un dictateur doit sans doute être venimeuse.

Parce que j’ai eu le monopole de la place au sommet du podium scolaire, je suis devenu une petite célébrité auprès des parents, des profs et, un peu, des élèves. Cette réputation de premier de la classe a très vite fait, dans mon esprit, de se transformer en devoir. J’étais clairement différent des autres, je venais d’ailleurs, je parlais kinyarwanda avec un léger accent allemand, je portais un prénom étrange et j’étais toujours premier. Aujourd’hui, avec le recul, je pense que je me serais bien passé de cette distinction. Au fond, je ne voulais être qu’un petit Nègre comme les autres. Appartenir à quelque chose, à quelque part. Ça sera mon gros problème pour les années à venir, jusqu’à ma rencontre avec Sofia. Avant ses bras, je ne trouvais de chez-moi que sous la pluie. Je suis moins dépaysé lorsqu’il pleut. Il n’a pas neigé partout où j’ai vécu. Je n’ai pas connu d’été tropical partout où j’ai posé mes valises. Mais partout, il a plu. Il a plu en Allemagne, au Rwanda, comme il pleut au Québec ou à Paris. Quand il pleut, le gris du ciel efface les couleurs. Par le claquement de ses gouttes sur les pavés, la pluie fait taire la nature et, progressivement, le lieu physique disparaît pour ne laisser que l’averse. L’autre jour, mon fils et moi débattions pour savoir si la pluie qui tombe était la tristesse ou la colère du bon Dieu. Il a finalement conclu : « Peut-être que quand il pleut, c’est juste la vie qui est grognonne, papa ! » Quelles que soient les humeurs divines, la pluie a toujours agi sur moi comme un égalisateur. La pluie polit les bosses laissées par mon déracinement…

LA BÊTE ARRIVE TOUJOURS EN PAIX

Mon père a toujours entretenu des liens un peu curieux avec sa famille.

Il y avait ma grand-mère, avec laquelle je l’ai rarement vu échanger un câlin affectueux ou un regard tendre, comme mère et fils le devraient ; peut-être était-il, lui aussi, pétrifié par son œil marbré.

Mon grand-père paternel, lui, a été tué lors de massacres en 1967. Après sa mort, mon oncle Jean, le frère aîné de mon père, a quitté la maison familiale pour la capitale, puis pour l’Europe, et enfin le Canada. Du coup, mon père, très jeune, a dû assumer les responsabilités du pater familias. Succombant à la pression d’une sorcière manipulatrice et insidieusement dominante, il est devenu, dans sa famille, avec les années et son ascension économique, celui qui s’occupait des misères de tout le monde – je veux dire par là celui qui payait pour tout le monde. Il aurait mérité d’être le chouchou de sa famille, le préféré de sa mère, mais il n’en était rien, il n’en était que la banque.

Le fils préféré de ma grand-mère n’était pas celui qui s’occupait d’elle et de la famille entière, mais celui qui avait choisi l’exil. N’est-ce pas haïr le fils qui est resté que de lui préférer celui qui est parti ? Malgré toute la générosité de mon père et tous ses efforts, Jean l’a emporté dans la course à l’amour maternel. Mon père ne ressemblait en rien à sa mère, tandis que mon oncle Jean en est une copie esthétiquement améliorée. C’est le cas classique du parent qui en veut à l’enfant méritoire parce que celui qui lui ressemble le plus a fui pour se préserver d’un foyer malade. Je le sais : si je n’aime pas la mère de mon père, c’est parce qu’elle n’aima pas assez mon père. Quand le doute me frôle, je n’ai qu’à comparer cette relation avec celle de ma mère et de ses parents. Ma mère a occupé les mêmes fonctions pour sa famille, mais elle a été la princesse, l’ange, l’intouchable. Je connais l’amour des parents de ma mère pour leur fille aînée et j’ignore celui de la mère de mon père pour son fils.

Mon père s’est également occupé de payer les études de ma tante Jeanne, la cadette de la famille. Jeanne était notre tante préférée. Elle venait passer toutes les vacances d’été chez nous. Elle était petite, un mètre cinquante-cinq, soixante au plus, plutôt ronde, peau très foncée, pas exceptionnellement jolie, mais elle avait le sourire blanc d’une dentition parfaite et un sens de l’humour taillé sur mesure pour plaire aux enfants ; une aura d’adulte-gamine qui en faisait une excellente « tante préférée ». Je lui faisais confiance, je l’affectionnais, je l’aimais même, comme un enfant aime ceux qui ne lui inspirent que sécurité. Entre ses trois neveux (mes deux frères et moi), elle avait une préférence évidente pour moi, le plus âgé.

Chaque année, elle était le visage de l’été. Elle avait une réserve inépuisable de blagues et des histoires qu’elle semblait inventer au fur et à mesure. Je me souviens aussi des petites comptines qu’elle me chantait et avec lesquelles j’ai peut-être amélioré mon kinyarwanda. Elle était adorable, elle m’adorait, me faisait rire. Elle était ma meilleure amie. Du haut de ses dix-huit ans, elle me donnait toute l’attention du monde, à moi qui en avais six et demi.

Ma confiance en elle étant absolue, son affection passa graduellement et insidieusement à une forme physique qui ne me semblait pas du tout menaçante. Je la laissais me toucher sans méfiance. Des câlins évoluèrent en caresses et, à un instant dont les détails sont certainement encore en exil dans mon subconscient, s’achevèrent en un baiser. Mon premier souvenir d’un baiser, du contact de ma bouche et de ma langue avec celles d’une femme, remonte à cette période. J’ai longtemps essayé d’assassiner ces instants. Qu’ils demeurent morts à tout jamais. Qu’ils appartiennent aux souvenirs d’un autre. Ça n’a jamais marché. Mon premier french kiss a bien eu lieu à six ans et demi… avec ma tante préférée.

L’aspect le plus diabolique de l’abus sexuel d’un enfant par un adulte est probablement le fait qu’il ne s’annonce jamais, ne vient pas en fanfare de conquérant barbare, en mission pour ravager ton innocence… Non, la bête arrive toujours en paix, en doux compagnon inconditionnellement loyal qui, sur le chemin vers de traîtres plaisirs, entremêle tes branchements sensoriels et émotionnels de manière à te convaincre qu’à six ans et demi tu es assez grand pour revendiquer ta part de l’aventure. Cela s’est déroulé ainsi pour moi.

Nous passions certains week-ends dans la préfecture de Butare, la ville natale de mes deux parents. Les trois quarts du séjour, nous habitions chez ma grand-mère paternelle. L’autre quart était partagé entre les brèves virées dans la famille de ma mère et quelques dîners au restaurant de l’hôtel Ibis, le meilleur hôtel en ville. Je me rends compte aujourd’hui seulement de l’injustice de cet emploi du temps, qui favorisait toujours la famille de mon père.

Un week-end comme les autres, alors que nous étions chez ma grand-mère paternelle, ma tante préférée m’invita à aller faire une sieste. Je dis « m’invita » sans me souvenir des mots exacts qu’elle employa, mais je doute, à six ans et demi, lui avoir dit : « Tantine, il fait beau, les autres garçons jouent dehors, mais moi j’ai vraiment envie d’aller faire un petit somme en ta compagnie, ce serait tellement mieux… » Vingt-six ans plus tard, je suis incapable de me souvenir des moments qui ont précédé la « sieste », ni de ceux qui l’ont suivie. Mais de la sieste, je me rappelle certains détails comme si c’était hier…

Je l’ai suivie vers une des chambres de la maison, où elle s’est déshabillée et glissée dans le lit. Mon petit squelette de corps étendu sur le sien reste pour moi la plus sombre des images. Je crois qu’elle m’a embrassé comme elle l’avait déjà fait au moins une fois auparavant, et je me suis mis à toucher son ventre d’abord. Elle m’a laissé faire ou m’y a incité, je ne sais plus. Mes petites mains ont ensuite chuté le long de son ventre, traversé le dernier barrage avant l’enfer, un buisson de petits poils secs à un endroit où j’ignorais qu’il pouvait y en avoir, pour enfin mourir au contact d’une étrange chose, deux petites lèvres gluantes à un endroit où j’ignorais aussi qu’il pouvait y en avoir.

Elle m’a laissé faire, j’avais six ans et demi.

Les souvenirs écœurants réveillés, lors de mes premières thérapies, m’ont confirmé que la tante a dû y prendre du plaisir. À dix-huit ans, elle était informée des choses de la chair et elle m’a entraîné dans cette chambre en vue d’avoir du plaisir. J’ai ressenti à ce moment-là qu’elle avait prémédité, ou du moins conduit l’affaire et que, à six ans et demi, je n’étais ni plus ni moins que sa victime.

Une fois mon innocence passée à la guillotine, ...




Pour la première fois, Corneille revient sur le génocide rwandais, le miracle de sa survie, son espoir infaillible, ses rêves, l’immense succès qui a été le sien, mais aussi ce long recul, ces dernières années, qui lui a été indispensable pour renouer avec son histoire et ses racines.

Le récit poignant, porté par une écriture d’une rare poésie, d’un artiste, mais surtout d’un homme, à la recherche de sa vérité.

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