Famille Chrétienne – Interview avec Corneille

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Famille Chrétienne du 12 novembre 2016, parPar Luc Adrian

D’origine rwandaise, unique rescapé du massacre de sa famille pendant le génocide de 1994, ce chanteur publie une biographie poignante.

Vous aimez les vers de Racine ? Vous goûterez la prose de Corneille. Cornelius Nyungura, dit Corneille, rescapé du génocide rwandais, vient de publier le récit de sa tragédie. « Une thérapie douloureuse mais libératrice », résume ce compositeur interprète, dans un café de la place Saint-Augustin à Paris.

Ce « nègre » – il y tient –, fin et de haute taille, âgé de 39 ans, est le fils d’Émile Nyungura, tutsi, et de Pascasie, hutue – « ce qui rend mon profilage ethnique complexe », sourit-il. À son répertoire, deux chansons bouleversent particulièrement le public : « Parce qu’on vient de loin » – il revient de très loin –, et « Seul au monde ». Sa famille est exécutée sous ses yeux dans la nuit du 15 avril 1994 ; il ne doit sa survie qu’au canapé derrière lequel il s’est jeté ; à 17 ans, il est orphelin, du sang plein les yeux. Seul au monde…

Pour sortir du sang, le chant. Corneille, courtisé par les maisons de production, devient vite une star. En quinze ans de succès, il se sent aspiré par la gloriole. Il prend du recul pour se préserver et renouer avec son histoire. « Je gère ma carrière un peu maladroitement depuis quelques années, mais je vis, confie ce survivant apaisé. Et de mieux en mieux. » Il rencontre Sofia ; le couple a deux enfants, Merik et Mila. Corneille tient à mettre les siens à l’abri « ce que n’a pas su faire mon père » (lire l’entretien). Devenu canadien – même si Jacques Chirac lui proposa un passeport français –, il vit à Montréal.

Son autobiographie, Là où le soleil disparaît, est le fruit de cet exil. « Je savais que les pages du génocide et du massacre des miens m’attendaient. Je savais qu’écrire cette douleur passée, c’était mettre du pili-pili [piment rouge africain, Ndlr] sur une plaie que je voulais croire refermée. Sur le chemin de la rétrospective, j’ai trouvé d’autres plaies… »

L’accouchement fut un divan de cinq ans. « Si j’avais soustrait de ma ligne de vie ces horreurs passées, j’aurais effacé mon bonheur présent. L’écriture de mon histoire m’a mené à conclure que je devais le meilleur de ma vie au pire de mon existence. »

Vous avez dit résilience  ? Chez lui, ce mot rime avec providence et espérance.




Dans votre livre, il y a des passages où vous dialoguez avec votre père disparu. Pourquoi ?

Ça fait tellement longtemps que je suis sans père que je ne sais plus ce que c’est d’en avoir un. Alors, pour ne pas l’oublier, je lui parle. C’était un homme très original, Maman était folle de lui. Si j’ai pu me reconstruire, c’est parce qu’ils m’ont aimé. C’est leur amour conjugal qui m’a sauvé – peut-être pour que je transmette à mon tour ce flambeau… Ils ne m’ont pas souvent dit « Je t’aime » mais j’ai toujours senti leur amour ferme.

À votre père, vous faites dire : « Ta mère, je l’aime jusqu’au bout de ses mystères »…

 …et j’ajoute : « Mais il faut à l’amour du temps pour en arriver là. Il faut aimer avec acharnement et longtemps. Les hommes et les femmes ne sont pas faits pour se comprendre, ils sont faits pour s’aimer. »

Alors, pourquoi en avoir voulu à votre père ?

Nos pères parviennent toujours à nous écraser, même en nous aimant, même du fond de leur tombe

J’en veux à mon père de ne pas avoir vu le pire qui arrivait et de ne pas avoir fui avec sa famille quand il en était encore temps. Opposant au régime, il avait été emprisonné, un camion avait percuté sa voiture, il avait été agressé à la machette dans la rue… Des tentatives d’assassinat !

Il avait vu les signes de l’embrasement ?

Oui, mais il a choisi de les ignorer. Cela s’est terminé dans le sang. Et je n’oublierai jamais son cri lorsque les soldats ont commencé à tirer dans notre salon, cette nuit du 15 avril 1994. J’ai d’ailleurs besoin de penser au visage de mon fils pour le dire ; car je dois m’accrocher aux vivants pour parler des morts.

Je lui en veux, mais je l’aime.

Vous évoquez une vive culpabilité

…mais j’essaie de la soigner (sourire).

Culpabilité, notamment, pour ma petite sœur Delphine : je n’ai pas su la protéger, cette maudite nuit-là. Elle n’avait que 3 ans quand le génocide m’a dévalisé.

Culpabilité aussi d’avoir survécu là où des millions sont tombés…

Culpabilité de n’avoir pu récompenser la générosité des vivants avec qui j’ai partagé la route de l’exil. Etc.

Vous parlez aussi d’un autre traumatisme…

À l’âge de 6 ans et demi, j’ai subi une agression sexuelle. Elle fut commise par ma tante préférée. Elle m’a rincé l’innocence. Or après l’horreur du génocide, j’ai dû aller résider chez elle… Ce fut la pire année de ma vie. C’est alors que je me suis réfugié dans les livres et que l’idée de devenir musicien a fait son chemin. L’aspect le plus diabolique de l’abus sexuel d’un enfant par un adulte est probablement le fait qu’il ne s’annonce pas… Non, la bête immonde arrive toujours en compagnon innocent.

Le mot « pardon » ne vous est-il pas insupportable ?

C’est un acte complexe, le pardon. Né d’une maturation qui peut prendre le temps d’une vie, car on ne peut pardonner à la va-vite : ce serait superficiel.

Et pardonner ne veut pas dire qu’on oublie. Cela oblige d’abord à reconnaître qu’on a soi-même des limites, des failles. Le pardon commence peut-être par se pardonner à soi-même. On ne peut exiger le pardon des autres : il doit venir du cœur de la personne, librement. Il faut du temps – et un espace – pour faire vivre sa colère, pour l’expurger. Je crois avoir enfin pardonné à mon père, à mon peuple et à mon pays qui, je l’estime, m’ont trahi.

Après ça, vous croyez encore à la bonté du genre humain ?

Je sais que je ne suis pas à l’abri du pire… Durant le génocide, des prêtres ont ouvert leur église aux tueurs alors que les gens s’y étaient réfugiés. Ces lieux de communion sont devenus des abattoirs. De « bons cathos » se sont transformés en bouchers. Quand la peur prend le dessus, elle gangrène les esprits. Tout le monde n’a pas le courage d’être un martyr et de donner sa vie pour sauver les autres.

C’est pourquoi la figure du Christ me fascine.

Vous témoignez néanmoins que, dans cet enfer, des humains vous ont tendu la main…

Il y a deux choses que l’on est certain de trouver sur les champs de guerre : la mort et la compassion. On voit autant la manifestation du pire de l’homme que la preuve qu’il existe une réserve d’humanité en chacun.

Ceci n’en divise pas pour autant l’humanité en deux groupes : les bons et les méchants. Tous les génocides ont vu des bons commettre le pire et des mauvais sauver des vies. J’en ai fait plusieurs fois l’expérience.

Vous avez survécu… en gonflant votre nez !

À chaque barrage, les interahamwe [milice hutue, Ndlr] nous dévisageaient pour une macabre sélection puisque, si on jugeait que vous étiez un Tutsi, c’était la machette et la fosse commune. Hop ! aligné le long de la route, et ça tombait… Or je suis grand, plutôt élancé, comme un Tutsi. Je me suis donc entraîné à gonfler mes narines pour qu’on me prenne pour un Hutu. Ça a marché plusieurs fois, mais j’aurais été abattu si un ancien copain d’école, devenu militaire, ne m’avait pas reconnu dans la foule, juste avant un barrage qui aurait dû m’être fatal, et s’il ne m’avait pas hélé et embarqué dans sa jeep.

Vous songez alors : « Si je survis, c’est que j’ai une mission. » Laquelle ?

Dans les cris des agonisants et les silences de la mort, j’ai tourné les yeux vers Dieu et je Lui ai demandé : « Pourquoi suis-je survivant ? » J’ai répondu à sa place avec la conviction que cette survie était une responsabilité.

Il m’a fallu près de vingt ans pour comprendre et accepter que la fameuse mission consistât essentiellement en une action : aimer.

Aimer.

Surtout quand il reste peu de raisons d’aimer.

Vous n’êtes jamais retourné au Rwanda ?

Non. Je ne suis pas encore prêt. C’est la pièce qui manque à ma thérapie.

On ne peut feindre la paix intérieure. On se reconstruit lentement : il faut plus de vingt-deux ans pour guérir d’un génocide…

Vous n’en voulez pas à Dieu ?

Non. Je suis même dans la gratitude à son égard.

J’ai la chance extraordinaire d’avoir été aimé. Mes parents ont semé en moi la graine du bon. J’ai conscience du droit à la vie de mon prochain – le contraire de « Tu ne vaux rien ! ». Si la vie de l’autre ne vaut rien, la mienne non plus…

Vous priez ?

Chaque jour, notamment le soir.

C’est un peu mon baromètre : je sais que je vais moins bien quand je n’arrive pas à prier On a parfois beaucoup de mal à reconnaître la présence de Dieu sur terre alors qu’Il est en nous, à l’œuvre, invisiblement – souvent à travers les événements. Ce qu’on appelle la Providence : Dieu qui parvient à créer du bien à travers le mal et les pires épreuves…

Vous osez écrire : « Je dois le meilleur de ma vie au pire de mon existence. » Vous y allez fort !

J’ose le dire : sans ce drame – qu’on ne peut souhaiter à personne, même à son pire ennemi –, je n’aurais pas eu le même chemin, la même maturité, le même amour, le même bonheur aujourd’hui.

[…]

Retrouvez l’ensemble de cet inteview dans le numéro du 12 novembre du magazine Famille Chrétienne

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Couverture de l'autobiographie de Corneille