LeMatin – Corneille : « Le Rwanda n’est pas encore guéri »

LeMatin, par Olivier Habimana

Dans son autobiographie, le chanteur canadien d’origine rwandaise revient sur le massacre de sa famille pendant le génocide des Tutsis de 1994.

«Si je ne suis pas capable de raconter les circonstances dans lesquelles les miens sont morts, ce que j’ai vu, c’est quasi une insulte à leur mémoire»

– Corneille

Cornélius Nyungura, de son vrai nom, a 17 ans lorsque le génocide perpétré par des extrémistes hutus commence au Rwanda. Pour le jeune adolescent, né à Fribourg-en-Brisgau en Allemagne et arrivé au pays de ses parents à l’âge de 6 ans, l’horreur est atteint avec le massacre, sous ses yeux, de sa famille tout entière, dont son père d’ethnie tutsi. Lorsqu’il évoque son petit-frère, il écrit: «Dans ma cachette, je sens un liquide couler sur ma tempe. C’est le sang de Christian, propulsé par le projectile qui a atteint mon meilleur ami de douze ans (…) Et ça tire… et ça tire… et ça dure une éternité.»

Dans son livre publié par XO éditions, Corneille revient sur les circonstances de la mort de sa famille sous les balles de soldats de la rébellion de l’époque, l’Armée patriotique rwandaise pourtant à dominante tutsi, branche militaire du Front patriotique rwandais (FPR) au pouvoir aujourd’hui. Les crimes commis par les anciens rebelles restent un sujet tabou au Rwanda.

Si la sortie du livre de Corneille n’a pas donné lieu à des réactions outrées de la part des autorités de Kigali, elle a été largement commentée dans les médias pro gouvernementaux, accusant le chanteur de «travestir l’histoire du génocide qui s’est déroulé dans son pays».




On vous a connu grâce à la musique, vous avez souvent distillé ici et là des bribes de votre histoire douloureuse. Aujourd’hui, vous publiez un livre, «Là où le soleil disparaît».

La chanson ne suffisait plus. Par la nature même de ce format d’expression. On est dans un cadre très codifié, qui a énormément de règles à suivre. Notamment dans la sémantique. Il y a des exigences dans la forme, comme les rimes, etc. La courte durée d’une chanson oblige à être précis et concis. Surtout, après avoir fait six albums, on commence à trouver la chanson comme mode d’expression un petit peu restrictif. J’ai opté pour l’écriture d’un bouquin parce que j’y ai trouvé plus de liberté. Et puis, à l’heure de Twitter, des résumés d’idées et d’opinions, c’est très facile de prendre une phrase d’une chanson, ou même simplement le titre, et l’extrapoler, l’interpréter à sa guise, et finalement prêter à l’auteur des intentions tout autres que celles qu’il avait au départ. Alors qu’un livre, même si vous prenez une petite citation, permet de s’inscrire dans un contexte. Et je peux toujours venir et dire «lisez le tout, le contexte est plus large». Cela n’est pas facile à faire en chanson.

Vous avez mis cinq ans à écrire ce livre. Le plus dur a été de commencer l’écriture ou bien d’accepter de faire face au souvenir de l’horreur?

Cela s’est passé dans l’ordre inverse. Le souvenir, de toute façon, on vit avec. Il est toujours là. Ce que je raconte dans le livre, ce sont des choses que j’ai gardées en moi depuis des années. Je n’avais peut-être pas la force d’en affronter certaines d’entre elles. Il m’a fallu cinq ans pour écrire ce livre, mais j’ai vécu des décennies durant avec ce souvenir. Ce qu’on a tous vécus au Rwanda, ce sont des blessures qui guérissent à travers plusieurs étapes. C’est un processus de longue haleine. Ce qui est de l’ordre de l’indicible, l’être humain l’intériorise. Le temps de la digestion de tout ça est proportionnel à l’ampleur du traumatisme. Plus ce dernier est grand, plus cela prendra du temps avant de pouvoir libérer sa parole. C’est la grande tragédie de toutes les victimes de ce qui s’est passé au Rwanda. D’une part, on veut avancer. En tout cas, c’est ce qu’on se dit. On veut retrouver une certaine normalité, dans le temps présent. Parce qu’on se dit que c’est comme ça qu’on dépassera les choses. D’autre part, en s’exprimant, on confronte le monde avec notre vérité. Ce n’est pas facile. Parce qu’on a toujours peur qu’on la rejette. Ou qu’on dise: «Bah, oui, qu’est-ce que vous racontez là…» C’est probablement ce qui fait le plus mal. Donc, autant ne rien dire et continuer à vivre notre petit quotidien comme si de rien n’était. Et puis, de toute façon, quand on a quitté son pays dans des circonstances aussi extrêmes comme le génocide, ou qu’on soit même resté après avoir échappé à la mort, la priorité ne semble pas être la parole sur ce qui s’est passé. La priorité est plutôt de retrouver le cours normal de la vie quotidienne.

Vous n’êtes pas né au Rwanda, mais en Allemagne, à Fribourg-en-Brisgau précisément. Et vous racontez dans votre livre le premier contact que vous avez avec le pays de vos parents.

Je l’ai vécu comme un choc. Un choc qui s’explique très simplement par le fait que je venais de l’Occident où j’étais né et où j’avais vécu mes six premières années. En parlant déjà une langue qui n’était pas le kinyarwanda, qui était l’allemand. Avec un autre mode de vie, jusque dans les aspects les plus banals de la vie. Pour moi, par exemple, Noël devait être blanc; c’était la neige, des sapins, des comptines en allemand. Donc des petites choses qui sont très marquantes pour un enfant entre deux et six ans, on va dire, et que je n’allais plus retrouver au Rwanda. Mais ça, ça allait encore. Je pense que ce qui a fait le plus mal, c’est que j’ai grandi jusqu’à l’âge de six ans dans un pays qui était l’Allemagne, dans lequel je suis né, mais dont mes parents, surtout mon père, m’expliquaient que ce n’était pas chez moi. Ils me disaient que nous allions aller chez moi plus tard. Mais quand je suis arrivé au Rwanda, on ne m’a pas accueilli comme si j’étais chez moi. C’est-à-dire qu’on m’a accueilli comme un Rwandais certes, mais qui venait d’ailleurs. On m’appelait «Umuzungu» (ndlr: le blanc, en langue rwandaise, le kinyarwanda). Ce qui, en mon sens, était complètement aberrant. Parce que je trouvais quand même que j’avais la même couleur et les mêmes attributs physiques que les autres enfants (rires). Donc, là tout de suite, l’exclusion s’est fait sentir. Longtemps après, les choses se sont équilibrées à l’âge de douze treize ans quand je suis allé à l’école belge de Kigali. Là-bas, c’était tellement cosmopolite. Et tous les enfants rwandais qui fréquentaient cette école étaient un tout petit peu «blancs» sur les bords (rires).




Vous évoquez aussi cette effroyable nuit du 15 avril 1994 au cours de laquelle votre famille a été assassinée.

C’est précisément parce que je ne voulais plus faire de raccourcis, de résumés de cette nuit-là que j’ai écrit ce livre. Je me suis rendu compte que, à chaque fois que les journalistes me demandaient de raconter cet événement, je me retrouvais toujours un petit peu acculé. D’une part, j’ai toujours l’impression de ne jamais disposer ni d’assez de temps ni d’assez de résistance émotionnelle pour rendre justice à ce qui m’est arrivé. C’est pour ça que je préfère référer les gens au livre quant à cette nuit-là. D’autre part, il y a des choses qui ont précédé ces événements. Je me rends compte que si je ne les raconte pas aussi bien et aussi clairement il manquerait à ce récit des éléments pour comprendre ce qui s’est passé. Je suis en processus de guérison, et j’ai l’impression que c’est une sorte de guérison collective. Je pense qu’on va entrer dans un ère où tous ceux qui ont vécu le génocide vont commencer à parler et que les langues vont se délier peut-être.

Dans une de vos chansons, «Les sommets de nos vies», vous dites rêver d’un retour à Kigali. Mais est-ce encore possible après avoir révélé que votre famille a été décimée par des soldats de l’ancienne rébellion à dominante tutsi, au pouvoir aujourd’hui?

Cela ne change rien à mon rêve justement. C’est pour ça que dans «Les sommets de nos vies» je dis que je rêve de retourner au Rwanda. J’en rêve toujours. C’est le bout de mon identité qui m’est le plus éloigné, aussi dans le temps que géographiquement. Toutes les autres parcelles de mon identité me sont accessibles facilement aujourd’hui. Quand je parle de la musique afro-américaine qui m’a bercé, qui m’a donné envie de faire de la musique un métier, je suis à cinquante minutes d’avion de New York, vivant au Canada. La France, qui m’a appris le français, finalement j’y ai eu une carrière. La seule partie la plus importante, qui explique ce que je suis, est manquante. Je ne suis pas retourné au Rwanda depuis 22 ans. Donc ce rêve est toujours là. J’ai même envie de dire qu’il grandit et prend de plus en plus de place. Parce que je suis père à mon tour (ndlr: une fille et un garçon), parce que la notion de racines commence à prendre plus de sens. Le rêve est toujours là. Cela ne change rien du tout.

Mais vous n’y retournerez pas tout de suite…

Je n’irai pas tout de suite. Il y a une première raison, c’est la peur. C’est une certaine peur irrationnelle qu’on associe à un lieu physique où ont été perpétrées des atrocités. C’est difficile de dire qu’on y retourne. Mais il y a énormément de Rwandais qui y sont allés depuis, donc visiblement ce n’est pas un argument assez fort pour justifier mon hésitation à retourner au Rwanda. Mais c’est là justement où on entre dans la complexité de mon cas. Je dis, dans mon livre, qui a tué ma famille cette nuit-là avec pour seule motivation le fait de raconter mon histoire sans faire de tort aux miens qui sont disparus. Je commençais à avoir l’impression d’étouffer sous le poids de cette vérité que je gardais en moi, et de manquer de respect aux miens qui sont partis. Si je ne suis pas capable de raconter les circonstances dans lesquelles ils sont morts, ce que j’ai vu, c’est quasiment une insulte à leur mémoire. Tant que je ne le disais pas, je restais prisonnier du passé.

Vous saviez aussi que cela allait susciter la polémique, n’est-ce pas?

C’est l’autre raison pour laquelle j’ai mis autant de temps avant d’en parler. La polémique, je vis avec depuis la sortie de mon premier album (ndlr: «Parce qu’on vient de loin» en 2002). Dès que j’ai commencé à connaître du succès, la polémique je la savais au tournant. Je connais le Rwanda. Ce n’est d’ailleurs pas une question d’être Rwandais ou pas. Je connais la susceptibilité de ceux qui ont connu ce que nous avons connu. Il suffit d’un rien pour attiser le feu. Il suffit d’un rien pour créer la discorde. Donc, pour moi, il était hors de question que je me mêle de cela. Sauf que le passé nous rattrape. Et que le besoin de parler devient plus fort que celui de se protéger de tel ou tel jugement. J’ai vu qu’il y avait des gens qui essayaient de m’entraîner dans une espèce de débat politique auquel je n’ai aucunement envie de participer. Parce que je suis persuadé qu’on s’éloigne, alors là, de tout esprit de réconciliation. Je ne rentre pas au Rwanda parce que je n’arrive pas encore à me dire que les Rwandais sont un peuple vraiment réconcilié. Je ne le crois pas. Le jour où ce sera le cas, j’aurai peut-être plus de facilité à y retourner. Mais je sais que le Rwanda est encore divisé. Les coeurs sont encore blessés, et ça je le comprends très bien. Moi j’ai refait ma vie ici et je guéris à ma manière aussi. Quand je vois qu’il y a des gens qui écrivent: «Corneille accuse le FPR de Kagame… (ndlr: le Front patriotique rwandais du président de la République Paul Kagame)», cela devient très politique et ça me dépasse. Moi je suis dans un travail de mémoire.

Dans votre livre, vous vous adressez plusieurs fois à votre famille disparue. Vous pensez que, de là où ils sont, ils sont fiers de l’homme que vous êtes devenu?

Je l’espère en tout cas. Je pense qu’ils sont fiers du mari que je suis et du père que je suis. Et j’espère qu’ils sont fiers de voir mon parcours, ce que j’ai pu accomplir.

Vous avez des projets musicaux? Sur vos réseaux sociaux, vos fans réclament un septième album.

Je sais. Il va forcément arriver. Mais j’avoue que pour l’instant, je trouve tellement de liberté à écrire, après avoir écrit mon livre, que je n’arrive pas à me remettre dans l’écriture de la chanson tout de suite. Je vais faire un album, je vais peut-être chanter des chansons d’autres personnes d’abord. Et puis, j’ai l’impression que des retours sur ce livre s’inspireront peut-être pour un autre album de chansons originales.




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Couverture de l'autobiographie de Corneille