Muriel Fauriat, Pèlerin, n°6994 du 15 décembre 2016
À 17 ans, Corneille a échappé au génocide rwandais. Il est le seul rescapé de sa famille. Dans son autobiographie, Là où le soleil disparaît, il raconte son chemin de réconciliation. La force de son témoignage éclaire ce numéro de Noël, inscrit sous le signe de la paix.
Pèlerin : Après l’enfer du génocide au Rwanda, les succès de vos chansons, il vous fallait aussi écrire pour vous réconcilier avec votre passé ?
Corneille : J’ai réalisé que si je n’écrivais pas, j’allais rester prisonnier de mon histoire et ne jamais être en paix. J’avais mis mon passé traumatique de côté et répugnais à y replonger. Les photos de ma famille étaient recluses dans des cartons.
« Mais on ne peut pas effacer le passé : il nous habite. »
Écrire ce livre m’a pris cinq ans, dont deux années d’appréhension, d’hésitation, de renoncement. Plus je réussissais à écrire des choses dures, plus je m’en libérais. Ça a été une thérapie extraordinaire. Avant, je survivais, j’avais peur des autres, du cynisme. Aujourd’hui que j’ose être moi-même, je suis vivant.
Votre peur est liée votre histoire : le 15 avril 1994, les soldats du FPR (Front patriotique rwandais, tutsi) tuent toute votre famille.
Mon père, ma mère, mon petit frère, ma petite sœur ont été massacrés en quelques minutes. Le lendemain, j’ai pris la route. Et ne l’ai plus quittée. Je me terrais, allais de refuge en refuge, déguerpissais dès que l’on me disait qu’il y avait danger, car j’avais été dénoncé : on accusait mes protecteurs d’héberger un « cafard » – le qualificatif accolé aux Tutsis par les extrémistes hutus (Corneille est moitié tutsie moitié hutue, NDLR). Je me rapetissais, gonflais mes narines pour paraître hutu, afin d’éviter la machette lors des barrages (les Hutus sont décrits plus petits que les Tutsis, avec de grosses narines, NDLR).
J’ai été sauvé par un ancien camarade de classe proche du régime hutu. Mon périple m’a mené au Canada en passant par l’Allemagne et Paris. Jusqu’à la rencontre avec celle qui allait devenir ma femme.
L’amour de votre femme a été décisif dans votre cheminement ?
Quand je rencontre Sofia, je suis au sommet de la gloire et, en même temps, dans un vide affectif intime. Je reçois l’amour de dizaines de milliers de personnes et, le soir, je me retrouve seul face à moi-même. Si le soutien de mes fans ne pouvait pas me guérir, c’est que j’étais incurable.
Avec Sofia, c’est l’amour qui surgit, les sens qui renaissent, le plus beau cadeau de la vie : la communion avec l’autre, le désir de construire une famille. Grâce à elle, je comprends que je ne peux plus laisser mes secrets enfouis. « Tu ne vas pas priver notre enfant de toute sa famille, m’a-t-elle dit en découvrant les photos au fond des cartons. Tu dois t’ouvrir, aller chercher de l’aide pour éclairer au fond de toi ce que tu ne veux pas voir. » J’ai fait confiance à son amour.
Votre chemin de paix passait par la réconciliation avec votre père ?
Je ressentais une immense colère envers mon père. Cet homme cultivé n’avait pas su protéger les siens. Proche de l’opposition politique, haut fonctionnaire, il avait reçu des signaux d’alerte, échappé à des attentats, été en prison. Mais il n’a pas fait fuir sa famille. Pourtant il nous aimait. Je partageais avec lui l’amour du foot et de la musique. Quand je lui avais dit que je voulais devenir chanteur, il m’avait encouragé. Alors pourquoi ne nous avait-t-il pas sauvés ? J’ai dû transformer ma colère, sans posséder toutes les réponses. Mon père est une partie de moi ; je ne peux pas être en paix avec moi-même si je ne fais pas la paix avec lui.
Vous êtes réconcilié avec vous-même, mais qu’en est-il de votre lien au Rwanda, lui-même engagé dans un processus de réconciliation ? Y êtes-vous retourné ?
Jamais, malgré mon grand désir de chanter pour les enfants rwandais. Je ne peux pas. Quant aux missions de réconciliation, je les trouve nécessaires et pourtant insuffisantes… On ne peut pas mettre les victimes en face des bourreaux en leur disant : « Ils ont tué toute votre famille, mais parlez-vous ! » C’est tellement plus complexe.
« Pour pardonner, il faudrait à la fois que les victimes puissent exprimer leur peine et leur colère, qu’elles soient entendues par leurs bourreaux, et que ceux-ci leur demandent pardon. »
Mais comment demander pardon sincèrement quand on est dans le déni de ses actes ? Pour survivre à leur crime, les bourreaux ont besoin d’oublier, de renier cette folie sanguinaire qui s’est emparée d’eux.
Il n’y a pas d’issue, alors ?
Il en faut une pourtant. Et j’en vois le chemin. Je crois qu’il passe par l’acceptation de notre part de barbarie commune. Il nous faut regarder le bourreau comme un être humain. Il n’y a pas de gène génocidaire. La peur, la guerre, la haine des autres et la défense des siens peuvent transformer des êtres en criminels. Mais il faut stopper cet engrenage. Je ne prendrai pas la vie d’un homme sous prétexte qu’on a violé la mienne.